« Nos están matando,
Nos están masacrando,
Desde arriba mandando
Los míos nos están tirando.
La primera línea sacrifica vidas por nuestros derechos
Igual que la minga Indígena mártires poniendo el pecho
Y así nos censuren y los medios tergiversen los hechos
El mundo ya sabe quiénes son los criminales al acecho
Canto con despecho! Soy la voz de un país insatisfecho
Que reclama por los desaparecidos a lo Malhecho
Por qué un pobre mata a un pobre y lo trata como un desecho
Y el que ordena y envenena esta descansando en su lecho
Tras del hecho nos siguen cogiendo de flechos »
Paroles de la musique « No están matando » de Yoki Barrios.
Chloé Garcia Dorrey, journaliste indépendante.
Je marche dans les rues, mon appareil photo à la main et la musique de Yoki Barrios dans les oreilles. Ces paroles font échos au mouvement social des Premières Lignes regroupé lors du Paro Nacional de 2021. En réalité, le groupe existait déjà, mais il a pris de l’importance et de la visibilité cette année. La Colombie est secouée par des vagues de contestation surgies premièrement par la réforme tributaire prévoyant une hausse de la TVA sur de nombreux produits et services publics alors que l’économie est au plus mal depuis l’épidémie et que le seuil de pauvreté est monté à 42 %. On retrouve les mêmes questions abordées sous tension lors du Paro 2019: réformes libérales, inégalités économiques et sociales, corruption étatique, répression dont avait témoigné la mort du jeune Dylan Cruz. De plus, les Accords de paix (entre Forces Révolutionnaires de Colombie et le gouvernement) dont les images de la signature avaient fait le tour du monde ne sont pas respectés. L’attentat où se sont affrontés ELN et dissidents des FARC perpétré le 2 janvier de cette année a débouché sur 23 morts à Arauca le montre. La résolution du conflit fait partie des reproches car à l’instar de la politique menée par l’ancien président, elle ne passe pas par des négociations, mais par des actions militaires. À l’époque, le créateur du Centre démocratie avait renforcé les effectifs policiers et militariser les territoires avec sa politique de sécurité démocratique (Leal Buitrago, 2011). En juin dernier, la capitale colombienne a été militarisée sous les ordres de la maire, Claudia Lopez.
Cette nouvelle génération est consciente que leurs droits sont bafoués et se révoltent contre cette corruption étatique ne profitant qu’au narcotrafic. Les opportunités se trouvent davantage dans le secteur militaire dans ce pays où l’éducation et la santé sont réservés à ceux qui peuvent se le payer. Selon, le sondage de « Tercera medición de la gran encuesta nacional sobre jóvenes » réalisé en mai 2021, 75% des 18-30 ans en Colombie considèrent que le chômage comme principal de leurs problèmes. Une colère d’un système capitaliste aux réformes libérales qui réussissent qu’aux plus riches et aux pays du Nord que la Colombie est le deuxième pays au monde possédant la plus grande biodiversité.
L’espace public est occupé de banderoles où l’on peut lire « anti uribismo ». Álvaro Uribe, cité plus haut, a été président du pays de 2002 à 2008 modifiant la Constitution afin de pouvoir enchaîner deux mandats. Arrivé au pouvoir par corruption et par le biais d’une famille de narcotrafiquants (dénoncé dans la série Matarife traduite en français sur Youtube) , il a mené une politique autoritariste et violente avec l’appui des paramilitaires. Il est aujourd’hui accusé de crimes extrajudiciaires dont le scandale des 6402 falsos positivos soit la mort d’innocents déguisés en guérilleros qui remet la responsabilité de l’État. On le verra, mais le terme est d’actualité, cette fois-ci utilisé comme “falsos positivos judiciales” puisque des manifestants sont actuellement derrière les barreaux pour s’être opposés au gouvernement. Les paroles défilent dans ma tête : « me les quito el sombrero a esta generación de obreros que sin miedo va al combate ». Depuis le 28 avril, je suis ces marches, me rends aux rassemblements, questionne les manifestants, étudiants, Indigènes Misak, des féministes ou communauté LGBT +… « No olvidamos que mataste a un hermanito a un colombiano eso es muy triste » se poursuit la musique. La répression est rapidement visible avec la mort de plusieurs manifestants dont cinq en une nuit dans le quartier de Siloé à Cali. Rapidement, des personnes sont portées disparues. La violence est partout, sur les réseaux sociaux des publications de visages recherchés, de têtes arrachées, de policiers et civils armés…
Des jeunes aux boucliers confectionnés à partir d’objets trouvés dans la rue, masques à gaz et casques sur la tête se définissent comme les défenseurs des manifestants, ils sont les Primeras lineas. Plusieurs mouvements de Premières lignes se découplent dans les villes et à l’échelle nationale. Actifs sur les réseaux sociaux, ils incarnent une partie des revendications du Paro et dénoncent la répression systémique. Alors que les chiffres des manifestants morts et blessés grimpent, pourquoi sont-ils prêts à prendre des risques ?
La taille « monstre » de Bogotá – 15 fois Paris – explique une explosion sociale à plusieurs endroits de la capitale. Dans le nord au monument Héroes, on retrouve des graffitis, des concerts, des discussions. Un soir, les tirs des forces de l’ordre annoncent la fin de l’événement. Mouvement de foule, tout le monde se met à partir en courant ou en vélo. Je prends le mien et suis mon groupe d’ami.es. On se retrouve encerclés et derrière les « matrimonios » nous poursuivent. Ici, matrimonio n’est pas le mariage habituel, mais plutôt le mariage du policier et de l’Escuadrón Móvil Antidisturbios (ESMAD: équivalent des CRS en France). Je m’explique: il s’agit de la moto où se trouve à l’avant un policier (police nationale que l’on reconnait à la tenue jaune fluo) et derrière un membre de l’ESMAD arme Antidisturbios à la main (voir avec mes papiers). « Ce sont ceux qui capturent » m’a-t-on souvent répété, « ceux qui t’emmènent dans les CAI (postes de police) et tu sais ce qu’on y fait … ». En effet, de nombreux.ses Colombien.nes et autres ont été frappés, violés ou retrouvés morts, déclarés comme s’étant « suicidés ». D’ailleurs Camilo, un ami m’avait raconté qu’il ne manifestait plus car lors de derniers Paro, il avait été séquestré par la police et frappé durant sept heures. En générant de la peur, le gouvernement dissuade ceux qui voudraient manifester. Un lieu mobilise particulièrement, il s’agit du Portal Américas rebaptisé Portal Resistencia, dans le sud à Kennedy. Et, pour cause, c’est un quartier défavorisé où les habitants sont délaissés du gouvernement et davantage confrontés à la précarité, aux trafics et à la violence. Cette zone deviendra l’un des plus importants du pays aux côtés du Puerto Rellena renommé Puerto Resistencia, à Cali (ayant connu davantage de morts et de violences, épicentre de la contestation). J’en profite pour dire que je n’ai malheureusement pas pu connaître la Cali en resistencia parce que les risques étaient trop élevés pour s’y rendre et que je voulais suivre jour après jour la lutte de ceux au Portal Resistencia. Et, donc l’accès à ce dernier n’était pas évident au début, surtout comme journaliste indépendante sans protection. D’autant plus que les blocages, élément phare de ce Paro ont mis en arrêt le fonctionnement du transport public et que les taxis ne voulaient pas se rendre jusqu’au lieu.
Une après-midi, je me rends à une charla, (une conversation) avec des membres des Premières lignes du Portal Resistencia et l’équipe de derechos humanos (droits humains). Ces derniers sont les premiers à prendre la parole, quelques médias sont présents. Une fois le discours des derechos humanos terminé, les journalistes se lèvent. Je reste pour écouter les Premières lignes. En colère d’abord du départ des médias, partis sans les écouter puis parlent de leur projet de mouvement populaire par et pour le peuple. Je reste après sur la place où l’un des membres m’aborde, me remercie d’être resté et demande qui je suis. Il me raconte son enfance à Cali, une maman morte quand il était jeune. Un père et un frère membres de groupes armés, lui reste un dehors de ça. Un jour, les paramilitaires débarquent, tuent son père et son frère sous ses yeux alors qu’il a 14 ans. La haine l’envahit, ce qui le pousse à prendre part en s’engageant auprès de l’ELN pour lutter contre les paramilitaires. Qu’il s’agisse de groupes armés ou de paramilitaires comme me raconteront d’autres membres plus tard, ils n’ont pas eu le choix. D’autant plus que le service militaire encore obligatoire, leur a enseigné à utiliser des armes, à poser des bombes, à torturer et à tuer.
Il me présente les autres membres des Premières lignes qui s’approchent vers moi, me parle des mobilisations des gilets jaunes, cela me fait sourire et en même temps de la peine parce qu’en France, très peu connaissent leurs luttes.. L’un d’eux, plutôt grand, me pose plusieurs questions sur la France. Surnommé « 19 », ça sera l’un de ceux qui veillera le plus à ma sécurité et qui se trouve actuellement derrière les barreaux d’une prison à Valledupar pour “terrorisme”.
Depuis ce jour, je n’ai pas quitté le mouvement. Je voulais « comprendre » leur lutte. Mon récit sera rythmé de « eux », de « nous, de « on «, de « je » Je me suis posée la question de quel pronom utilisé. Je n’ai fait que de vouloir m’informer du contexte de mobilisation et de la répression, à aucun moment je n’ai voulu m’approprier leur lutte. Mais vivre quotidiennement avec des personnes, partager des assiettes, se retrouver au coin secouriste à cause de blessures, pleurer ensemble après tant de violence, rire au coin d’une olla (cantine populaire) qui nous réchauffe le soir, charger des sacs lourds d’un endroit à un autre, parfois plusieurs fois en une journée, courir pour fuir les forces de l’ordre, s’échanger du vocabulaire français-colombien. Me placer avec mon appareil photo derrière leurs boucliers lors des affrontements. Ou encore les écouter me raconter leurs enfances leurs histoires a dévié ma perspective dans le sens où j’ai vécu une immersion. Sans ce quotidien passé à leur côté je n’aurai pas connu ces personnes de cette manière et je n’aurai pas autant réalisé les problématiques du pays.
Trois jours plus tard, je rejoins un affrontement des Premières lignes et des forces de l’ordre où je fais des photographies. C’est le deuxième affrontement auquel je participe (la première fois était à Medellín) mais le premier, derrière les boucliers des Premières lignes du Portal Resistencia. Les gaz lacrymogènes sont comme à chaque fois très forts, donnent la nausée et piquent les yeux. À un moment donné j’entends crier « matrimonio ». La peur m’envahit car comme dit plus haut, « ce sont ceux qui capturent », tout le monde se met à courir. Je prends toutes les forces que j’ai et me mets à courir aussi. On arrive au niveau du Parque Mundo. L’un des membres prend une quinte de toux puis tombe au sol à cause d’une grosse douleur aux poumons. Des personnes viennent l’aider à se relever. Je reste dormir au camp et partage une tente avec d’autres membres. Il fait froid, très froid.
Le samedi de la même semaine est particulièrement difficile. La veille, je n’ai pas dormi au campement, mais je me suis réveillée en sursaut par un appel. L’ESMAD et la police nationale ont débarqué au camp et ont expulsé les membres. Quand on arrive, ils sont tous blessés à plusieurs degrés, l’un d’eux boite et se retrouve en béquille le jour suivant. La journée est lourde, il faut rapidement trouver un logement pour une soixantaine de personnes. En début de soirée, l’ESMAD et les COPES (police antiterroriste) débarquent pour de nouveau expulser tout le monde. On embarque rapidement dans des petites camionnettes, avec des sacs remplis d’équipements de protection, les aliments, la grande casserole aussi appelée olla, les tentes, les couvertures… À peine à 100 m de notre arrivée, des forces de l’ordre nous attendent. On doit sauter des camionnettes et courir, je tourne la tête, des policiers nous poursuivent. Heureusement nous sommes proches du lieu qui nous accueille. Je ne comprends pas ce qui se passe, je questionne, c’est la panique. L’université ne veut plus nous accepter comme prévu. On se retrouve à installer des tentes dans la rue. Des derechos humanos arrivent pour éviter l’intervention des forces de l’ordre. En plus, il nous manque pas mal de couettes et toutes les affaires sont restées dans le camion. Une fois installé, la tension redescend, une partie va se coucher. Impossible de trouver le sommeil, je m’approche de l’olla pour me réchauffer et fais connaissance avec ceux qui s’occupent de préparer le plat ce soir-là. J’ai du mal à trouver le sommeil et reste avec l’équipe de surveillance de nuit. Je fais la connaissance de L qui me raconte sa jeunesse, un service militaire auprès de l’ELN, une guerre qui l’a épuisé, la violence qui l’a fatigué.
Le lendemain des cars arrivent, on part dans les campagnes de Bogotá. De l’endroit où on laisse les cars, on doit marcher au moins une heure. Tout le chemin se fait au milieu de la nature. Je m’informe sur leurs parcours, ce qui les conduit ici. Je retrouve un peu la « même histoire » à chaque fois. Un conflit qui a détruit leurs familles, certaines se retrouvent seules ou élevées par les grands-parents, oncles… Des prises de positions familiales qu’ils n’ont pas choisies et dans lesquelles ils se sont trouvées impliqués plus tard. E Au milieu de ce conflit armé, ils se sont retrouvés à tuer, à utiliser toutes sortes d’armes, un traumatisme qui les a blessés physiquement et psychologiquement. Ce qu’ils veulent aujourd’hui, une paix avec un respect des Accords de 2016, une justice qui punit crimes et disparitions forcées commis par l’État, une éducation et un système de santé accessibles à tous, des opportunités professionnelles autres que celles offertes par le secteur militaire. Sur le chemin, des stands sont installés, l’un d’eux reconnaît les Premières lignes et les félicite pour leur lutte.: « necesitamos un cambio, muchas gracias por lo que hacen ». On arrive dans un grand champ où ceux.celles déjà arrivés installent les tentes. La journée est calme, reposante. Les membres ont besoin de reprendre des forces. Dans la nuit, l’un d’eux me raconte les crises d’angoisses qu’il a depuis le début du Paro. Épuisé, il ne se sent plus de lutter. Retour dans la capitale deux jours après, l’occupation se fera de nouveau dans le gymnase de l’Université distrital de Kennedy.
Le mouvement se forme davantage. Certains communiquent avec des institutions de droits humains, de victimes de disparus d’autres ont davantage un rôle politique. Alias Coco est en train de voir comment rejoindre le Conseil des Jeunes auprès de la mairie. Des médias viennent sur le camp. L’espace s’organise. Certains se chargent des repas, d’autres du nettoyage. Même s’il fait froid, c’est un « luxe » d’avoir un lieu couvert, les nuits sont très froides à Bogotá. De plus, il y a deux douches et des toilettes. On peut même faire la vaisselle et rincer l’olla. Mais garder un campement sans se faire expulser est une bataille quotidienne. D’ailleurs, deux semaines plus tard, il faudra de nouveau partir. Cette fois-ci, c’est à l’arrière de l’Université que la mobilisation aura lieu.
Comparé à mon séjour en Colombie en 2018, cette année est particulièrement pluvieuse. On manque d’affaires. Je ne retourne quasiment plus à Chapinero, là où j’habitais et ne possède quasiment rien sur moi. D’une part, il faut deux heures pour me rendre là-bas et il se passe beaucoup trop de choses sur le camp pour partir. De plus, question de sécurité, je ne peux plus me déplacer seule, dès qu’on voulait se rendre au moins endroit, il fallait être accompagné. Le quartier est rempli de forces de l’ordre qui peuvent capturer à tout moment. C’est comme ça que Calarca s’est fait attraper. Il est allé seul voir sa fille car il faut rappeler qu’une majorité des Premières lignes ne rentraient plus chez eux pour éviter d’exposer ses proches et familles à des risques de répression.
D’autant plus que le gouvernement a classé les Premières lignes comme terroristes, une charge lourde pour la procédure judiciaire (à rectifier). Un terme déjà utilisé par le Centre démocratique notamment par Álvaro Uribe pour qualifier les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) dans le contexte de la politique antiterroriste étasunienne de Georges Bush après les attentats de 2001. Et, comme l’indiquait les auteurs du dossier Colombia, tierra de pelea: le(s) conflit(s) au cœur de la société, cela légitimait l’intervention de l’ordre par le maintien de l’ordre par la présence armée.
On m’a souvent demandé la place des femmes dans ce mouvement. Elles étaient certes moins nombreuses que les hommes, mais très mobilisées. Je pense à Rosada qui se chargeait de récupérer tous les dons que ce soit des vêtements ou hygiéniques les organisaient et les répartissaient. Rosada parce qu’elle a les cheveux rose. Une fille d’humeur toujours pétillante. Un soir, elle racontait, entre quelques sanglots, comment elle avait dû se débrouiller toute seule quand elle avait fini à l’hôpital une fois, sa mère droguée et alcoolique ne s’en occupait pas. Ce sont des jeunes brisés, et l’Etat a une part de responsabilité dedans. Même des Colombien.nes que je rencontre en France ont eu une histoire compliquée, certains ont dû quitter leurs pays par obligation, à cause de menaces ou pour fuir la guerre. Comment réussir à se construire quand tout se lie à la violence, votre enfance, votre quotidien et vos relations ?
Des jours après, on retrouve un reportage avec des images réalisées depuis un appartement dont la vue donne sur le camp. Les commentaires sont déformés: ils parlent de Premières lignes qui font des entraînements avec des couteaux et des machettes. Alors que ces derniers servent à couper le bois pour se faire du feu et pour cuisiner. En aucun cas, je n’ai vu des entraînements. La désinformation et le rôle des médias a des conséquences non négligeables dans l’opinion publique conduisant à une perte de soutien.
Une nuit, je vais rejoindre l’équipe qui surveille le camp, les entrées et sorties doivent être contrôlées. Des informations diffusées sur les réseaux et médias ont divulgué la présence d’infiltrés au gouvernement. Je rejoins Cuellito et les autres sur le canapé disposé à l’entrée « principale ». Une lumière venant d’en haut nous éblouit, on lève la tête et on aperçoit un hélicoptère qui rôde. L’un d’entre me dit qu’il s’agit des forces de l’ordre. L’hélicoptère rôde pendant plusieurs minutes, voire une dizaine de minutes. La majeure partie du temps, ce sont des drones qui passent au-dessus de nos têtes pour faire du repérage. Le camp n’est quasiment jamais tranquille, les entrées et venues des personnes sont nécessairement contrôlées. Lorsque le camp se trouvait dans l’université Kennedy, c’était plus facile de contrôler puisqu’il y avait des barrières. Alors que le parc situé à l’arrière n’a pas de « limite ». Des informations internes au camp ont dévoilé que des personnes du gouvernement étaient infiltrées, ce qui laissait une méfiance permanente.
Parmi les lieux où l’on a campé, il y a eu cet endroit en haut des collines de Bogotá. La journée j’ai dû faire un aller-retour à Chapinero pour sortir mes affaires et les laisser chez une amie. Je n’ai pas suivi le mouvement sur le nouveau lieu, on m’envoi alors une adresse. Le jour est tombé depuis quelques heures. Lorsque j’arrive, je me retrouve en face d’escaliers, personne dans les rues. J’appelle, on ne me répond pas. Je sens la tension du quartier. Et, là j’aperçois un membre des Premières lignes, je suis rassurée et le rejoins. Il me dit que la vue du campement est incroyable. On arrive, il pose ses mains sur mes yeux. Quand je les ouvre, j’ai une vue panoramique sur Bogotá. Les lumières scintillent. Pour l’instant, le calme est là. Je me pose, observe cette vue incroyable avec lui. Il me fait part de sa douleur, de son envie de tout arrêter, qu’il n’en peut plus. Il y a une sorte de tristesse face à l’apaisement que procure la vue. La lutte est dure. La répression l’est d’autant plus. Une heure plus tard, des habitants du quartier viennent nous exclure. Une des membres nous explique qu’il s’agit d’un quartier où la police ne met pas un pied. Les personnes ici gèrent leurs propres zones. Et, donc venir camper ici ne fera qu’exacerber les tensions. Je me dis qu’il vaudrait mieux partir avant que ça dégénère. La situation colombienne est tellement complexe parce qu’en plus de l’autoritarisme étatique, ce sont aussi des cartels qui organisent le pays. En haut de ces montagnes, la température est encore plus basse. Je suis gelée, j’ai les chaussettes trempées. Pas assez de vestes sur moi non plus. Le prêtre de l’église basée à droite du camp sort pour calmer la situation. C’est lui qui arrivera à négocier pour qu’on reste une nuit. Grâce aux dons alimentaires, on peut manger quelques sandwiches, je monte ceux des blessés réfugiés à l’étage de l’église. J’arrive dans la pièce, certain.es sont dans de sales états, d’autres en béquilles. Je m’assois à côté de « Cuellito », un de ceux qui lutte encore aujourd’hui. Il est épuisé, c’est rare de le voir comme ça. Malgré la tension, ils arrivent à se lancer quelques blagues pour occuper l’espace et ne pas penser à la réalité. En redescendant, je me réfugie près de la olla pour me réchauffer. Je parle avec une maman enceinte des Premières lignes de Cali. Je suis impressionnée à ce moment-là du courage qu’elle a de venir lutter alors qu’elle attend un bébé. Quelques habitants nous apportent des vêtements le lendemain. Je remercie mille fois cette paire de chaussettes toute chaude.
C’est le jour J. Le 20 juillet, jour de l’indépendance de la Colombie. Une marche pacifique est organisée au départ du camp à Kennedy. Certains enfilent leurs casques, leurs lunettes, pour d’autres ce sont les capuchas qu’ils confectionnent. Une grande banderole est en train d’être peinte, aux couleurs de la Colombie et avec des visages de capuchas, symbole des Premières lignes. C’est aussi le moment de peindre les escudros. Des médias et membres de droits humains arrivent. Je prends du recul et regarde ce camp se mettre en mouvement. Un œil voit les préparations de cette journée, l’autre aperçoit la tension mêlée à de la joie. Mes oreilles entendent des bribes de conversations. On m’attrape par le bras, je me retourne, Cali me conduit vers le groupe de presse et me donne un chaqueta où on peut lire pensa. « Il faut que tu restes absolument avec la presse et que tu ne restes pas avec Chloé, c’est trop risqué pour toi ». C’est tellement compliqué de vouloir être journaliste indépendante et débutante, vous n’avez aucune protection, c’est ce qui m’est arrivé. Et, je craignais de me faire embarquer parce que sans protection, mon travail n’avait aucune légitimité. Je salue quelques journalistes que j’ai déjà croisé sur le terrain. Je m’éloigne toutefois pour capturer quelques-uns d’entre eux en train de se préparer, je fais le tour du campement que je connais si bien. Acuaducto est à l’avant du cortège, tenue de campesino et drapeau colombien à la main. Il marche seul, dans cette rue presque vide. À l’arrière, Cali donne quelques explications et le cortège s’avance. Une voiture fait partie du cortège, c’est l’un.e des personnes qui a tellement aidé le mouvement quand on devait fuir un endroit d’un autre et aussi pour nous apporter des dons. C’est (décrire type voiture).. Une quinzaine de Premières lignes montent à l’arrière, les uns sur les autres. J’escalade et les rejoint. La musique de Yoky Barrios et Barragan sortent du poste de musique de la voiture: “ La primera línea sacrifica vidas por nuestros derechos, Igual que la minga Indígena mártires poniendo el pecho y asi nos censuren y los medios tergiversen los hechos”. Je regarde le gilet de Cali où l’on peut lire ACAB. J’ai plein d’images qui me défile sous les yeux. Les regards terrifiants de l’ESMAD, les toux et douleurs des poumons provoqués par les gaz lacrymogènes et ces nausées quotidiennes qu’ils ont causé chez moi. Je vois ces blessés tombés un à un dans les manifestations. Ces chiffres alarmants sur les violences policières et les morts gonflent. En parallèle, d’autres me rappellent ces bribes de conversation pour essayer de former un mouvement, de trouver des solutions. Les témoignages d’histoires affreuses, de corps décapités, de parents tués, de frères et sœurs disparus. Des discussions sur les armes utilisées pendant le service militaire. Mais, j’ai aussi les rires qui me viennent, les accolades, les musiques qu’ils mettaient en boucle. Leur curiosité et leur façon de me protéger. Comment peut-on en vouloir à une jeunesse de se révolter parce que son pays se fait massacrer ? À quel moment peut-on négliger la défense des droits humains qu’ils revendiquent ? Comment peut-on leur reprocher de réclamer une éducation libre et accessible à tous ainsi que des opportunités professionnelles autre que dans les forces de l’ordre ou secteur militaire.
On s’approche de la Glorieta – quartier du sud de Bogotá- , une petite tension avec les forces de l’ordre, mais l’un des leaders, Diablo, calme rapidement cela. Une chaîne humanitaire se forme pour séparer la police des manifestants. Ambiance festive avec de la musique, des tambours, des pancartes et des drapeaux colombiens secoués fièrement. Paula l’une des membres me prend dans ses bras en pleurant, elle me remercie de les avoir écouté. Je suis émue. C’est moi qui les remercie de m’avoir montré ce que signifie le mot resistencia et de lutter. J’ai beau être entrée comme journaliste, comment ne pas être saisie par la force, l’espoir et la sensibilité de ces personnes qui se battent contre l’autoritarisme.À un moment donné les membres des Premières lignes brandissent la photo Duvan, un jeune tué par la police à Ciudad Bolivar. Elle me rappelle aussi la peinture faite à l’honneur de Lucas Villa, manifestant également tué à Pereira. « Duvan no murió, a Duvan lo mataron” (Duvan n’est pas mort, Duvan a été tué) est crié. Alias 29 prend un briquet et brûle un gilet jaune fluo de la police nationale. Puis passe le gilet à la famille de Duvan présente. J’ai sous les yeux, les flammes de ce gilet et à l’arrière la photo de Duvan souriant. S.O.S Colombia est même devenu un hashtag à l’étranger pour témoigner du massacre colombien, pourtant je suis outrée du silence de l’ONU et des organisations internationales. Il y a certes des articles sur la toile, quelques interventions, mais cela reste très faible. Surtout qu’il n’y a rien de nouveau sur la violence du pays, seulement depuis la signature des Accords de paix, l’International s’est voilé la face.
La vice-présidente Marta Lucía Ramírez est venue à la Maison de l’Amérique latine à Paris et les seuls cris à son encontre venaient de la part de manifestants dans la rue lui criant ““¡Asesina, asesina, Marta Lucía, Pandora Papers, asesina! Usted no es bienvenida aquí en Francia, Francia es el país de la libertad, usted es una asesina. ¡Paraca!. Cette dernière est liée à un scandale de paradis fiscaux “Pandoras Papers”. Elle est également responsable de l’Opération militaire la plus violent qu’ait connu le pays ces dernières décennies perpétré à la Comuna 13 à Medellín. Le bilan: 80 civils blessés, 71 personnes tuées par des paramilitaires, 12 personnes torturées, 92 disparitions forcées et 370 détentions arbitraires. On poursuit la marche jusqu’au Portal Resistencia. La zone a été encerclée par les forces de l’ordre et militarisée. Avec le groupe de presse et de droits humains, on traverse l’avenue Cali vers le nord, à côté du Parc Mundo. Il y a eu une tentative de prise de la place par les manifestants, mais les forces de l’ordre ont été particulièrement répressives. J’ai malheureusement loupé ce moment. Quand j’arrive, les affrontements ont déjà commencé. Je me trouve derrière l’ESMAD, j’essaie de me glisser sur le côté pour me placer derrière les boucliers des Premières lignes. Mais l’ESMAD lance des projectiles. Les gaz sont forts, encore plus que d’habitude. On a beau leur signaler que nous sommes de la presse, ils continuent de nous viser. Je profite d’un petit répit pour me faufiler sur le côté et me positionne derrière les boucliers des Premières lignes. Je boite, mais poursuis mes photographies. Les gaz s’asphyxient. J’ai la tête qui tourne, envie de vomir, mais persiste. Cette répression doit être communiquée. Je ne pourrais pas finir tard car la nuit quand la nuit arrive, les matrimonions débarquent et vu l’état de ma cheville, je suis incapable de courir.
Je m’éloigne du camp les jours précédents car les seuls lieux trouvés pour se loger n’ont que très peu de place. J’ai mon vol le 25 juillet pour la France, je ne peux pas rester, après je serai en situation illégale dans le pays. Je les salue avant de partir. Quand j’arrive, ils sont en train d’organiser l’espace de 20 m2 où ils sont une trentaine à dormir, certains s’occupent de la rénovation, d’autres peignent ou s’occupent du potager. Un au revoir en musique avec de la salsa puis de la reggaeton. Un groupe qui soutient l’équipe Millonarios m’offrent leur écharpe puis leur maillot. Un autre une casquette puis un bracelet. Je les enfile sur moi. Ils me prennent dans leurs bras et me remercient d’avoir été là. L’un d’eux se met à pleurer. Je leurs rappelle que même si tout doit s’arrêter, ils sont en train de construire l’histoire et que le changement ne se fera pas du jour au lendemain.
Au moment où je rédige cet article, des marches sont organisées contre la loi de sécurité citoyenne qui vient d’être approuvée par la Chambre des représentants. D’après le gouvernement, elle cherche à répondre à la « vague d’insécurité » notamment dû au Paro Nacional. Elle a été critiquée par l’opposition qui voit à travers cette loi une « criminalisation » des manifestations avec pour finalité d’augmenter les peines liées aux protestations. Le sénateur Iván Cepeda du parti de gauche Polo Democrático Alternative (PDA) a critiqué le fait qu’elle « affectait le droit de réunion et d’association » ainsi que son atteinte à la « légitime défense privilégiée ». D’autres membres de la Chambre des représentants ont pointé du doigt les inconsistances et le fait qu’il s’agisse d’un « populisme punitif » et « d’autoritarisme » contre les personnes souhaitant sortir manifester dans la rue. Enfin, selon le candidat du Pacte Historique, Gustavo Petro, cela montre « la croissance du paramilitarisme ». Cette loi est approuvée quelques mois avant l’élection présidentielle qui se déroule en mai 2022 afin de créer un contexte de peur avant l’événement et pour que les personnes ne souhaitent pas descendre dans la rue. Jouer sur la peur est une technique propre au Centre démocratique incarnée par Alvaro Uribe président dans les années 2000. Le ministre de la défense Diego Molino vient de décider de militariser le Portal Resistencia. Dans le même temps, un rapport du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme confirme que les forces de l’ordre colombiennes sont responsables de «graves violations» des droits de l’Homme. Au 23 juillet, l’organisme Indepaz relève la mort de 80 personnes, des experts onusiens en notent 46 dont 44 civils et deux policiers. Les policiers sont responsables d’au moins 28 de ces morts. Enfin, vendredi 7 janvier, des membres des Premières lignes dont « 19 » et « Calarca » du Portal Resistencia ont été transférés des prisons de la Picota et de la Modelo basées Bogotá vers d’autres centres pénitentiaires de haute sécurité à Valledupar et Gijón, Le transfert a été organisé par l’Institut national pénitentiaire et carcéral (Inpec) sans avertir les familles qui ont apprises l’informations à travers les médias. Au téléphone, Lorena, la maman de 19 était en pleurs, avec l’inquiétude qu’on ne veuille faire disparaître son fils. L’avocate n’a pas pu obtenir d’informations, mais lui a confirmé que « la situation était très grave ». La raison serait que « 19 » a fait un en vivo lors d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre à Molinos, un quartier de Bogotá. Mais, les médias ont déformé les propos du prisonnier. D’après eux, il aurait guidé et géré les affrontements à distance alors qu’au contraire, il poussait les jeunes à rentrer chez eux pour éviter qu’ils ne leur arrivent la même chose qu’à lui. Je me rappelle que plusieurs fois, il prenait position sur le fait qu’il ne fallait pas tout le temps aller dans la rue parce que les forces de l’ordre n’avaient qu’un seul objectif : « capturer ».
C’est aujourd’hui, le 18 janvier que son procès a lieu. On peut élargir le terme de falsos positivos cité au début de l’article à celui de Falsos positivos judiciales pour désigner les charges judiciaires inculpés à des innocents ayant user le droit de manifester reconnu par l’article 37 de la Constitution.
“ Nos están matando
Nos están masacrando
Desde arriba mandando
Los míos nos están tirando.” résonne dans ma tête jusque dans mon estomac cette fois-ci.
BIBLIOGRAPHIE
1 – González Yosfran, Cuartoderap, Yoki Barrios y el Barragan, 2021 https://cuartoderap.blogspot.com/2021/06/nos-estan-matando-yoky-barrios-y-el-barragan-letra-lyrics.html
1 – Leal Buitrago Francisco, « Una visión de la seguridad en Colombia », Análisis Político, vol. 24, n° 73, 2011, p. 3-36.
Liste des 80 victimes de violence homicidaire dans le cadre du Paro nacional au 23 juillet, Indepaz
https://indepaz.org.co/victimas-de-violencia-homicida-en-el-marco-del-paro-nacional/
Colombie: : les forces de l’ordre coupables de «graves violations» des droits de l’Homme selon l’ONU