Les 6.402 meurtres commis par des agents de l’État en Colombie

Le 18 février du 2021, la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP), le tribunal de justice transitionnelle créé à la suite des négociations et de la signature des Accords de Paix entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC-EP, a révélé les chiffres de la première phase de l’enquête sur l’affaire 03, connue sous le nom d’affaire «Meurtres et disparitions forcées présentés comme des victimes de combat par les agents de l’État» et connus sous le nom de «Faux Positifs«.

Dans son rapport, le JEP a annoncé qu’au moins 6402 personnes ont été tuées de manière extrajudiciaire par l’armée colombienne afin de les présenter comme des guérilleros morts en combat. Cela s’est produit dans le cadre d’une stratégie sans précédent dans le monde, principalement entre 2002 et 2008, propre à la politique de sécurité démocratique promue et encouragée pendant et par le gouvernement d’Alvaro Uribe Vélez.

Des milliers de civils ont été tués et déguisés en guérilleros pour faire croire à la Colombie et à la communauté internationale que la guérilla colombienne était vaincue militairement. Cette pratique macabre a été organisée en étroite collaboration entre les forces armées colombiennes et les armées paramilitaires illégales partout dans le pays. Jusqu’à présent, l’enquête a donné la priorité aux départements d’Antioquia, Costa Caribe, Norte de Santander, Huila, Casanare et Meta, mais les organisations sociales qui dénoncent ce crime contre l’humanité assurent que ce chiffre continuera d’augmenter au fur et à mesure que l’enquête se poursuivra sur l’ensemble du territoire national, que les fosses communes où les corps ont été enterrés seront découvertes et que les NN seront identifiés.

Pour justifier ces meurtres, le gouvernement Uribe Vélez a eu recours à une pratique connue sous le nom de «nettoyage social». C’est ainsi que les commandants militaires pouvaient facilement, et sans aucun remords, justifier le meurtre de civils qu’ils appelaient des «bons morts». Des personnes vivant dans la rue et ayant des problèmes de toxicomanie, en condition d’extrême pauvreté, de prostitution, de handicap, entre autres, ont été assassinées de sang-froid. L’armée d’Uribe Vélez se servait de ruses afin de tromper les civils. Elle se rendait dans les quartiers les plus pauvres, des zones à fort taux de pauvreté du territoire national, des lieux où il n’y avait pas de présence de l’État, et offrait des prétendues possibilités d’emploi.

Des milliers de jeunes, dont de nombreux mineurs, ont été piégés, emmenés dans des camps de combat fictifs, habillés en guérilleros et tués ; ou ils étaient tués et ensuite grossièrement habillés en guérilleros, leurs corps et leurs mains arrangés pour faire croire que ces civils avaient affronté les forces militaires et avaient tiré des coups de feu. Les médias étaient ensuite contactés et ces jeunes hommes étaient présentés comme des terroristes tués au combat. Nous parlons ici de tromperie, d’enlèvement et de meurtre ; des crimes commis par les forces de sécurité.

La politique de sécurité démocratique d’Uribe Vélez, qui cherchait à présenter un bon rendement au gouvernement des Etats-Unis, a été le terreau de cette pratique macabre. Cette politique visait à renforcer l’État et les forces militaires afin de combattre les guérillas et réduire leur capacité militaire. Elle visait aussi à améliorer les niveaux de sécurité par : une présence militaire et policière accrue ; la création de réseaux de renseignements civils ; une plus grande coordination entre les forces armées, l’armée de terre, la marine, l’armée de l’air et la police, ainsi qu’avec l’ancien Département Administratif de la Sécurité (DAS).

Pendant ce temps, sous la table, la sécurité démocratique a permis à une guerre sale de se développer et de prospérer, en renforçant les alliances avec les armées irrégulières et, plus précisément, les groupes paramilitaires. Ainsi, une alliance forte a été consolidée entre l’armée et les paramilitaires avec connivence et complicité. La politique de sécurité démocratique était un instrument de guerre sale, de guerre psychologique et politique.

C’est dans ce contexte que les exécutions extrajudiciaires se sont dynamisées, modalité criminelle dans laquelle les agents de l’État assassinent des non-combattants, des non-belligérants, des non-criminels, et les présentent comme des terroristes.

Mais pourquoi les forces militaires ont-elles assassiné des innocents de sang-froid ?

Le lien étroit entre la politique de sécurité démocratique et l’évaluation des performances des forces armées en fonction des résultats opérationnels en est l’une des raisons. Cela s’articule d’une part, à un système de récompenses, d’incitations et de décorations lié à la doctrine militaire. D’autre part, l’idéologie inculquée de l’ennemi intérieur a conduit à une augmentation de pertes, car de ce point de vue, l’ennemi intérieur n’est pas seulement celui qui prend les armes contre l’État, mais tout citoyen, défenseur des droits de l’homme, protecteur de l’environnement, leader social, étudiant, enseignant ; un très large éventail de personnes et d’organisations.

Réplique à Paris, France, de la fresque murale «¿Qui a donné l’ordre?» L’image conçue en 2019 par la Campagne pour la vérité, qui regroupe des organisations de défense des droits humains, montre les visages de hauts commandants militaires sous le commandement desquels des exécutions extrajudiciaires ont eu lieu au cours de la période 2000-2010. Photo : Angéle Savino

14 ans de recherche de la justice, des personnes disparues et de la vérité

Devant différentes organisations de justice nationales et internationales et organisées en collectifs tels que les «Mères des Faux Positifs» -Mafapo-, comme est connu le groupe de femmes qui, depuis 14 ans, cherchent à connaître la vérité sur les assassinats commis par des agents de l’État présentés comme morts au combat ou des guérilleros; ou le collectif Tejiendo Memorias -Tisser la Mémoire-, les familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires qui, main dans la main avec la Juridiction spéciale pour la paix, ont réalisé des rapports, des recherches et des actes de réconciliation ne sont qu’un échantillon de la résistance et de la ténacité pour obtenir justice, réparation et vérité.

Creuser la terre avec leurs ongles pour retrouver les corps de ceux qui sont toujours portés disparus, affronter ceux qui ont donné l’ordre de commettre ces crimes contre l’humanité et exiger que les principaux responsables disent publiquement la vérité et reconnaissent leur rôle dans les exécutions extrajudiciaires continue d’être la devise de ces familles courageuses.

La lutte des mères et des pères, des filles et des fils, des sœurs et des frères, et des épouses des faux positifs pour trouver la vérité qui leur permettra d’exclure la réalité de ce qui est arrivé à leurs enfants, n’est comparable qu’à celle des mères de la Place de Mai en Argentine qui se sont organisées pour essayer de retrouver en vie les personnes détenues et disparues pendant la dictature de Jorge Rafael Videla en 1979, mais aussi dans le but de clarifier qui étaient les responsables des crimes contre l’humanité et de promouvoir leur poursuite.

Elles, les mères des soi-disant «faux positifs» en Colombie, représentent une partie du génocide commis contre le peuple humble et paysan. Elles sont la preuve vivante que les morts (leurs morts) n’étaient pas et ne seront pas un numéro de plus, ils étaient 6402 hommes et jeunes gens avec des rêves qui ont été volés par un homme appelé Alvaro Uribe Vélez, «l’homme qui a donné l’ordre, l’homme de la guerre sans fin, l’homme de la paix par les balles».

Réplique à Paris, France, de la fresque murale «¿Qui a donné l’ordre?» L’image conçue en 2019 par la Campagne pour la vérité, qui regroupe des organisations de défense des droits humains, montre les visages de hauts commandants militaires sous le commandement desquels des exécutions extrajudiciaires ont eu lieu au cours de la période 2000-2010. Video: Angéle Savino

Artículo publicado en alianza de cooperación mediática con Ciudadanías por la Paz de Colombia: Paula Martínez y Andrea Chacón.